Reconstruction post-crise de l'institution militaire : l'avis du praticien
Le Ministère de la Défense de Côte d'Ivoire a achevé le vendredi 29 juin 2018, la troisième Session Internationale de Réflexion Stratégique (SIRS 2018), événement majeur de réflexion sur "la reconstruction de l'outil de défense post-conflit", thème retenu cette année. Cet événement a brillé par la richesse des interventions, mais aussi par la qualité et la diversité de ses auditeurs. Cette troisième session s'inscrit donc dans la droite ligne des première et deuxième sessions qui furent également des réussites, en dépit de quelques faiblesses relevées dans mes articles précédents.
Après avoir consacré 14 années à la "sortie de crise" (2003-2010) et à "la reconstruction post-crise" (2011-2018) en Côte d'Ivoire et particulièrement en ses volets Stratégie, DDR, RSS, Gouvernance, sécurité et défense, il me semble fondamental, d'humblement contribuer à cette réflexion sur la reconstruction de l'institution militaire, dans un contexte post-conflit et de souligner les points à rehausser pour les prochaines sessions, organisées par le Ministère de la Défense.
La reconstruction post-crise d’une armée est avant tout, une "aventure humaine" avant d’être un "phénomène" étudié à l’université ou autres lieux d’apprentissage ou de recherche… Comprendre cette reconstruction en particulier dans sa dimension militaire, c’est admettre le caractère tangible et pratique de la problématique…Ainsi la SIRS en sa session 2018 a souffert d’une insuffisance de praticiens comme conférenciers. Pourtant, rien de tel que de bénéficier du savoir-faire de praticiens, spécialistes ou experts en DDR, RSS, reconstruction post-crise qui partagent leurs expériences sur ces sujets et qui dépassent le niveau théorique qui souvent souffre d'inconsistances. A titre de rappel, tous les processus qui ont fait l’objet de réels aménagements, l’ont été du fait d’analyses factuelles qui ont permis de recadrer les schémas de type RSS ou autres. Sur 10 conférenciers de la SIRS, seuls 4 sont des praticiens et acteurs avérés de la reconstruction post-crise de l'outil militaire.
L’autre point faible de cette session, a été l’absence de partenaires africains de type instituts spécialisés de réflexions sur la sécurité et la Défense. L'Institute for Security Studies (ISS, Afrique du Sud), le Centre Marocain d'Etudes Stratégiques (CMES, Maroc) ou encore le Centre International Kofi Annan de Formation au Maintien de la Paix (KAIPTC, Ghana), sont quelques références africaines qui auraient été plus adaptées dans l’approche afro-africaine de cette session. Certaines problématiques examinées durant cette session ont également fait l’objet d’analyses et de propositions réalistes mais là encore, il y a duplication des thématiques avec les années précédentes et l’on a une impression de déjà-vu. Aussi, ne cesserons-nous d’insister sur l’impérieuse nécessité pour les pays africains de financer la réflexion stratégique, ceci dans un souci d’autonomie en la matière et de crédibilité.
En outre, comment s'engager dans une réflexion sur la reconstruction post-crise de l'outil de défense, lorsque l'on n'a pas été acteur de la "sortie de crise" elle-même? En effet, l'armée ivoirienne comme toutes les armées issues de crises ou conflits, souffrent en général des maux qui ont été ignorés ou mal pris en compte au niveau de la sphère civile et politique. L'armée est le reflet de la nation, n'est-ce pas? Alors comment l'étudier dans toute sa complexité sans accorder de temps au processus de sortie de crise et de reconstruction post-crise à l'échelle nationale? Les problèmes d'indiscipline, d'incivilités, d'insuffisance de formation, de sclérose dans la réflexion, de manque d'équipements, d'absence de profil de carrière, d'abus, d'injustice ou de partialité dans les avancements et promotions, d'un cadre de vie et de travail en souffrance, et autres, ne sont-ils pas le reflet d'une sortie de crise et d'une reconstruction post-crise inachevées? Disposons-nous d'un bilan actualisé à ce jour du processus RSS engagé depuis 2011 en Côte d'Ivoire? D'ailleurs, les soubresauts militaires de 2017 ont mis en avant la fragilité de la reconstruction d'une armée en phase post-conflit.
En d'autres termes, penser et comprendre la reconstruction post-crise d'une armée, c'est pour le chercheur ou l'expert, en avoir été acteur à un moment donné de son parcours et non simplement spectateur, en mode "observation et analyse"! En effet, rien ne vaut l'immersion pour des réponses réalistes et flexibles.
Enfin, pour avoir assuré le secrétariat technique du Groupe de Travail sur la Restructuration et la Refondation de l'Armée (GTRRA) entre 2007 et 2010 puis participer aux travaux du Groupe de Travail sur la Réforme du Secteur de la Sécurité (GTRSS) de 2011 à 2012, il me semble opportun de partager les recommandations ci-après, exécutées en Côte d'Ivoire mais surtout transposables, en tenant compte des réalités locales, à tous les pays africains susceptibles de se retrouver en phase post-conflit :
1/ Prendre conscience au plus haut niveau de l’Etat de la nécessité de reconstruire l’outil de défense post-crise et s’engager dans ce vaste chantier ;
2/ Etablir un diagnostic post-conflit de l’outil de défense, avec notamment comme outil de mesure, une enquête pour relever la perception des populations vis à vis de leur armée;
3/ Initier, mettre en œuvre et évaluer un Programme de Réforme du Secteur de la Sécurité, reposant notamment pour son volet militaire sur le rétablissement de la confiance entre ex-belligérants d'un conflit ;
4/ Rédiger et mettre en œuvre une stratégie de sécurité nationale réaliste ;
5/ S’approprier la pensée stratégique à travers des espaces de réflexions mixtes de type institut ou autre pour une production stratégique et tactique africaine ;
6/ Elaborer, adopter et mettre en œuvre une loi de programmation militaire qui inscrit la reconstruction de l'outil de défense, dans une programmation financière cohérente ;
7/ Mettre à la disposition de l’institution militaire les ressources financières idoines pour sa reconstruction ;
8/ Elaborer et mettre en œuvre un programme de redynamisation des mécanismes d’inspection et de contrôle des armées ;
9/ Instituer l’observation indépendante à travers le contrôle démocratique des armées, traduit par l’introduction d’un indice de gouvernance du secteur de la défense et un contrôle parlementaire des questions militaires plus efficace ;
10/ Elaborer et mettre en œuvre un programme de rationalisation des effectifs, de professionnalisation et d’autonomisation des armées ;
11/ Elaborer et mettre en œuvre un programme de redynamisation du renseignement militaire ;
12/ Engager un programme de redynamisation du commandement militaire ;
13/ Engager un programme permanent de promotion du civisme et des valeurs républicaines ;
14/ Conduire régulièrement des enquêtes sur « les conditions de vie » et « la carrière » du militaire ;
15/ Evaluer la réforme du secteur de la sécurité ainsi que tous les programmes initiés dans le cadre de cette reconstruction de l'outil de défense et en corriger les faiblesses ;
16/ Evaluer l’exécution de la loi de programmation militaire ;
17/ Elaborer au niveau de l’UA, un vaste programme d’accompagnement, de reconstruction et de transformation des armées africaines, financés par les états-membres et les organismes financiers africains dans un cadre « d’états fragiles ».