Réflexion stratégique: quelle place pour les africains?
A l'heure des grands enjeux géostratégiques et des réflexions visant à identifier les menaces potentielles sur la paix mondiale ainsi que les solutions à des situations conflictuelles réelles, il est plus que jamais impérieux pour les africains de marquer le pas quant aux stratégies à élaborer et mettre en œuvre pour garantir l'émergence du continent. Quelle place donc, pour les africains dans la sphère des grandes réflexions stratégiques?
Les plus grands centres de recherches stratégiques, qu'il s'agisse de sécurité, de stratégie, de défense, de relations internationales ou d'intelligence stratégique, sont pour l'essentiel des centres ou instituts occidentaux. L'on compte parmi les centres les plus respectés et reconnus, l'IISS (International Institute for Strategic Studies), le CSIS (Center for Strategic and International Studies), l'IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), le CESA (Centre d'Etudes Stratégiques de l'Afrique), pour ne citer que cela. L'Afrique quant à elle, compte quelques centres d'études stratégiques tels que le CEDS de Dakar (Centre d'Etudes Diplomatiques et Stratégiques), le CMES (Centre Marocain d'Etudes Stratégiques) et l'ISS (Institute for Security Studies) d'Afrique du Sud. La tendance à élargir le champ de réflexion ainsi que ses acteurs, emmène plusieurs Etats dont la Côte d'Ivoire, à créer des organismes gouvernementaux chargés de la réflexion stratégique dans les domaines de la sécurité et de la défense. La Côte d'Ivoire a par exemple, récemment annoncé la création d'un Institut d'Etudes Stratégiques et de Défense (IESD), dont la session de lancement se tiendra le 18 juin 2015.
Toute initiative visant à renforcer l'engagement des africains dans la réflexion stratégique en général et particulièrement sur les questions de sécurité, de défense, d'intelligence stratégique ou autre, est à saluer. Cet engagement ne doit pas être uniquement de façade, car encourager par le contexte international, mais doit impérativement être le fruit d'une volonté politique, déterminée à promouvoir la réflexion stratégique sur le continent et à gagner une certaine autonomie en la matière. L'émergence du continent africain, tant annoncée et espérée, ne se fera que par des initiatives nationales puis régionales notamment dans le domaine de la "pensée stratégique".
Il est tout aussi important que les Etats créent des centres ou instituts spécialisés mais mieux encore, les initiatives privées sont à encourager car le caractère objectif et pragmatique de toute réflexion en matière de sécurité ou de défense, ne se juge que par la liberté de penser, à l'instar des instituts privés internationaux qui ne subissent aucune pression provenant des Etats.
Le vrai défi finalement pour ces centres ou instituts de stratégie africains, demeure dans leur éventail de réflexion et leur liberté de proposer des solutions à des problèmes à fort caractère stratégique et souvent politique. Peuvent-ils réfléchir en toute liberté à tous les sujets qui touchent à la sécurité ou la défense nationale? De quels moyens disposent-ils pour assurer la "fertilité" de leur réflexion? Quelle est leur marge de manœuvre dans cette réflexion ou jusqu'où peuvent-ils aller ou pas? La réflexion n'est-elle pas dictée?
N'oublions pas que les centres de réflexion occidentaux (think-tanks) ont tous une histoire et une culture de la stratégie. Leurs travaux s'étalent sur plusieurs décennies. Alors les africains peuvent-ils rivaliser avec ces centres expérimentés? Les centres de réflexion privés sont très souvent consultés pas les Etats du fait de la richesse de leur réflexion mais également de la qualité de celle-ci. La création d'un centre sous régional de stratégie et de défense serait l'idéal car étant l'émanation d'une volonté sous régionale, avec des moyens plus importants pour rivaliser avec les centres internationaux. La mise en commun des matières grises et des moyens financiers permettraient d'atteindre un niveau de réflexion de qualité et prolifique. Les défis étant souvent communs, il serait utile de mutualiser les efforts et moyens dans la réflexion stratégique.
L'enjeu majeur demeure donc la question de l'appropriation décomplexée de la "pensée stratégique" à l'échelon africain. Pour cela il faudra bien établir un état des lieux de la réflexion stratégique sur le continent, en identifiant les stratèges, les stratégistes, les analystes et leurs diverses publications et activités. Une fois cet inventaire de l'expertise africaine réalisé, alors la création d'un ou de plusieurs centres spécialisés en sécurité, défense et stratégie sera aisée car reposant sur des acquis. Le caractère civilo-militaire de ces centres de réflexion est primordial, car mettant en avant la dimension civile de la réflexion, sur les questions de sécurité et de défense. En effet, l'expertise civile en sécurité et défense n'est pas souvent reconnue dans les pays africains, qui considèrent encore au 21ème siècle que la "chose militaire", relève uniquement de la profession. Réfléchir sur la stratégie, quelle concerne la sécurité ou la défense, sans être du métier, est considéré comme "tabou ou douteux" dans ces pays. Il y a donc un véritable complexe à surmonter dans ces pays, où le civil est insuffisamment consulté sur les questions stratégiques. Les atouts principaux du chercheur civil ou de l'analyste civil sont la transversalité de sa réflexion, son pragmatisme et son indépendance. Il est à noter, que l'expertise civile africaine dans ces domaines est souvent promue par l'ONU, qui met des experts civils à la disposition de pays africains en situation de cirse ou post-crise, notamment dans le cadre de la Réforme du Secteur de la Sécurité.
Pour conclure, la "réflexion stratégique en Afrique" reste un domaine à explorer et consolider rapidement eu égard aux menaces sur le précaire équilibre du continent, bien souvent sujet à des conflits. L'évaluation des risques et des menaces, l'inventaire des grands stratèges africains, l'élaboration de stratégies, la formation des cadres des pays africains en stratégie et autres disciplines, la veille stratégique, ainsi que la réflexion sur les défis à relever, seront les axes majeurs de toute initiative visant à créer des centres ou instituts de stratégie.